La galerie HELENE BAILLY est heureuse de présenter "27, rue de Fleurus – Hommage à Gertrude & Léo Stein", une exposition qui invite à redécouvrir ce lieu mythique et le rôle fondateur des Stein dans la construction de l’art moderne.À travers une sélection d’œuvres, d’écrits et d’archives, cette exposition explore comment leur vision a façonné le paysage artistique du XXe siècle.Texte d'exposition : Assia Quesnel
Arrivés à Paris au début du XXe siècle, ces jeunes Américains cultivés, passés par Harvard et vivant confortablement de leurs rentes, ont apporté un regard neuf, étranger des traditions établies de la vieille Europe, ouvert aux expérimentations artistiques.
Leo, le premier, se met à collectionner les œuvres des anciens impressionnistes, celles de Paul Cézanne, dont la peinture incomprise est alors peu appréciée, celles du sensualiste Auguste Renoir ou encore celles du rigoureux Edgar Degas ou de l’habile Édouard Manet. Il est vite rejoint par sa sœur cadette, Gertrude, et ensemble, ils font preuve d’un goût original et atypique pour l’art postimpressionniste. Ils s’intéressent autant à la peinture mystérieuse du suisse Félix Vallotton qu’aux compositions décoratives des nabis Maurice Denis et Pierre Bonnard. Toutefois, c’est la découverte de l’art strictement contemporain qui marque un tournant à la fois dans leur cheminement personnel et dans l’histoire de l’art. Ils acquièrent les toiles les plus audacieuses du Salon d’automne de 1905, celles d’Henri Matisse ou d’Henri Manguin, qui ont fait scandale dans la salle VII, à l’origine du fauvisme. Premiers collectionneurs de Matisse, ils le sont aussi du très jeune Pablo Picasso, encore dans sa période bleue et rose, qu’ils repèrent chez le marchand Clovis Sagot.
Progressivement, les Stein deviennent les principaux soutiens à la fois des maîtres de l’art moderne et de la nouvelle génération. Ils se révèlent en tant que collectionneurs visionnaires : placée sous le signe de l’avant-garde, leur collection constitue le creuset des tendances esthétiques les plus progressistes du début du XXe siècle et contribue ainsi à une nouvelle norme en matière de goût. Signe d’une ouverture d’esprit jamais démentie, Gertrude a accompagné toutes les étapes du cubisme de Picasso et a encouragé après-guerre la nouvelle garde d’artistes, tels Juan Gris, Balthus, Louis Marcoussis, Francis Picabia, ou encore André Masson, jusqu’aux débuts de l’abstraction informelle d’Atlan.
Amitiés
Leur mécénat et acuité artistique s’accompagne d’une complicité esthétique et intellectuelle. Les Stein manifestent le désir de connaître les auteurs des tableaux récemment acquis et nouent rapidement des liens d’amitié avec les artistes qu’ils collectionnent.
La rencontre avec Picasso a lieu à l’automne de 1905 grâce à l’écrivain Henri-Pierre Roché. Fasciné par le physique et la personnalité de Gertrude, le jeune peintre espagnol lui propose de réaliser son portrait. Leur amitié s’est scellée durant les nombreuses séances de pose qui se déroulent de 1905 à 1906 au Bateau-Lavoir, une vieille bâtisse de la Butte Montmartre investie par une colonie d’artistes cosmopolites, où vit Picasso. Leurs œuvres respectifs étant en devenir, le courant entre le peintre et la poète passe d’abord par une identification de leurs personnes, autour de similarités ressenties. Leur statut d’étranger maîtrisant approximativement le français, leur marginalité, un sens de l’humour en commun et leur ambition concourent à leur rapprochement. Gertrude est intégrée avec son frère Leo à la « bande à Picasso », aux côtés des poètes Max Jacob, André Salmon, Guillaume Apollinaire, ainsi que des peintres Marie Laurencin et Fernande Olivier. Elle est de toutes les festivités du Bateau-Lavoir, dont le fameux banquet donné en l’honneur du Douanier Rousseau en 1908.
Picasso l’introduit à la vie de bohème à laquelle la poète aspire, loin du conformisme social de la haute bourgeoisie américaine, et lui ouvre les portes d’une créativité libérée. De son côté, Stein lui fournit une nouvelle situation sociale, une sécurité financière, ce qui permet au peintre de se consacrer pleinement à ses expérimentations artistiques, et l’initie à la culture américaine, aux dernières grandes idées et théories de ce début du XXe siècle.
Salon
Outre le soutien financier et amical, les Stein sont en effet à l’origine d’une émulation intellectuelle et esthétique, susceptible d’encourager les créations les plus radicales en art. Leur salon de la rue de Fleurus est l’un des centres des avant-gardes les plus courus du Tout-Paris artistique d’avant-guerre.
Un rendez-vous hebdomadaire est fixé le samedi, d’abord en fin d’après-midi chez Michael et Sarah, au 58, rue Madame, puis en soirée chez Leo et Gertrude, bientôt rejointe par sa nouvelle compagne, Alice B. Toklas, épousée de toute une vie. S’y croisent artistes, écrivains, intellectuels, curieux et amateurs, venus du monde entier, pour y admirer les dernières œuvres acquises, dans des ensembles signifiants. Plus qu’une galerie d’art contemporain, leur salon constitue un haut lieu de rencontre où se créent des connexions amicales qui font fi des origines ethnique, culturelle, sociale ou des groupes artistiques respectifs. C’est par leur intermédiaire que Picasso fait la connaissance de Matisse en mars 1906. Par ces confrontations et échanges, la rue de Fleurus tient aussi d’un haut lieu de recherche. Leur acquisition de tableaux ne se limite pas à une possession matérielle pour décorer leur intérieur ou constituer un trésor à rapporter aux États-Unis, mais relève d’une appropriation esthétique, support à leurs propres réflexions intellectuelles. Sensible et très érudit, Leo y forge une pensée esthétique formaliste fondée sur la notion d’expérience, d’inspiration pragmatiste, et cela, au contact direct et physique de l’œuvre.
En transmettant largement cette conception et leur collection auprès de leurs invités et amis artistes, les Stein acquièrent une position culturelle de premier ordre dans le milieu artistique parisien des années 1900-1910. Véritable lieu de brassage social et culturel, leur salon forme le foyer d’un nouveau modèle de diffusion du savoir.
Modernité artistique
C’est en regardant les tableaux accrochés aux murs de la rue de Fleurus, ceux de Cézanne et de Matisse en particulier, que l’écrivaine comme son frère Leo et leurs amis artistes distinguent de nouvelles voies pour la peinture et la littérature.
« Cézanne avait conçu l’idée que dans une composition une chose compte autant qu’une autre et cette idée m’a énormément frappée, tellement frappée que j’ai commencé à écrire Three lives sous cette influence, à partir de cette conception de la composition. »
Préoccupés par la question du réel, de sa perception et de sa représentation, ils ont cherché à créer un art libéré de l’imitation et de la narration, un art à même de traduire l’expérience sensorielle vécue dans un équivalent pictural ou littéraire. Ces idées font écho aux théories philosophiques vitalistes et pragmatistes contemporaines, en particulier à la notion de « flux de conscience » de William James dont Leo et Gertrude ont suivi l’enseignement à Harvard. La conscience est vue comme un flux qui anime la vie, au-delà des processus mécaniques, et la vérité ne réside pas dans des idées fixes et universelles, mais dans son efficacité pratique, dans ses applications concrètes.
Cette quête les conduit à remarquer, dans la continuité de Cézanne, l’arbitraire de la représentation traditionnelle, régie par des normes et conventions éloignées des données sensorielles et subjectives par lesquelles on appréhende le monde. Les formes ne sont pas des copies du réel mais bien des constructions qui produisent leur signification dans le cadre d’un langage qui leur est propre. L’examen de ce langage, des moyens de la représentation – les formes et l’espace pictural pour les peintres, les mots et la syntaxe pour la poète – les amènent à remettre en cause tout le système de règles sous-jacent au réalisme académique ou littéraire : depuis la perspective ou narration linéaire à la ressemblance et notion de beauté idéale. Ils mettent alors en place, chacun dans leur discipline, un nouveau langage fondé sur la distorsion de la forme ou l’insistance littéraire, où tous les éléments de la composition sont juxtaposés au même niveau, sans hiérarchie ni centre. Le spectateur ou le lecteur est invité à être dans une présence sensible au monde, à lire et interpréter ces compositions à partir des interactions entre les formes ou les mots, et non plus à travers la correspondance avec une réalité extérieure.
Jalons fondateurs dans l’élaboration du modernisme occidental, les recherches de Stein, de Picasso et de leurs amis ont abouti à une expression pure et autonome, qui ne fait plus référence qu’à elle-même. Un art qui laisse place à l’invention, depuis la petite sensation chère à Cézanne à la re-création du réel des cubistes. C’est cette définition de l’art formaliste qu’a retenue Alfred H. Barr, premier directeur du tout récent Museum of Modern Art à New York, alors que lui incombe la difficile tâche de dresser, dans les années 1930, le premier bilan historique de la période selon un modèle voué à durer.