Il ne s’agit pas ici de rejouer l’histoire, encore moins de la revendiquer. Mais de reconnaître qu’un certain esprit, fait de circulation, de porosité, d’attention aux autres, semble, par endroits, revenir hanter les murs.
À Poush, depuis quelque temps, nous observons un phénomène discret mais révélateur : des artistes venus de très loin, parfois d’assez près, s’installent à Paris. Non pas comme on répond à une injonction stratégique, mais comme on suit une intuition. Le mouvement, jusqu’alors, semblait fluide dans l’autre sens : Berlin, Londres, New York, les tropiques d’ailleurs. Aujourd’hui, un basculement s’opère. Paris redevient désirable. Pas au sens spectaculaire du terme, mais dans quelque chose de plus souterrain, plus organique : on sent que la ville, avec ses aspérités, ses densités, ses marges, redevient un endroit possible pour vivre et faire œuvre.
Il serait sans doute prétentieux de comparer ce moment à celui de Montparnasse ou de la première École de Paris. Et pourtant, on retrouve certains gestes : des artistes qui quittent leur ville d’origine pour s’ancrer dans une capitale culturelle qui ne l’est plus tout à fait, mais qui le redevient peut-être autrement. À Poush, beaucoup d’artistes viennent aujourd’hui d’Amérique latine, d’Europe centrale, du Maghreb, tous les continents y sont représentés… mais aussi de plus en plus de Londres, Berlin ou New York, ce qui, il y a peu, aurait semblé à rebours de toute logique.
Ces allers-retours géographiques racontent une chose : Paris recommence à parler une langue artistique plurielle. Et si cette langue n’est pas nouvelle, elle est à nouveau vivante.
Et puis il faut bien le dire : Paris ne s’arrête plus au périphérique. C’est une évidence pour les artistes, mais pas encore pour tout le monde. Quatre-Chemins, ce quartier à cheval entre Aubervilliers et Pantin, à cinq minutes à pied du boulevard périphérique, reste pour beaucoup un endroit « trop loin ». Un angle mort de la carte mentale parisienne. Pourtant, c’est là que les choses s’inventent.
Comme Montparnasse en son temps – quartier d’ateliers, de passages, de pauvreté et de fêtes – ces zones périphériques attirent aujourd’hui celles et ceux qui doivent composer avec les contraintes les plus immédiates : trouver de l’espace, de la lumière, des loyers possibles, et rester suffisamment près du centre pour que le monde de l’art daigne s’y aventurer.
Ce sont souvent les artistes qui s’y installent les premiers. Non pas pour embellir ou « dialoguer », comme on le dit parfois un peu vite, mais par nécessité, parce que ce sont les rares endroits encore accessibles, encore un peu souples, encore assez flous pour qu’on puisse y fabriquer autant qu’y transgresser.
Mais ce sont aussi, très souvent, ces artistes qui sont capables d’ouvrir. D’écouter. De tisser.
Ils ne traversent pas les quartiers en regardant leurs pieds ou en fermant les vitres. Ils posent leurs ateliers dans des lieux que d’autres fuient, ils y vivent, y travaillent, y laissent des traces.
Ils ne sont pas là pour sauver, ni pour s’imposer, mais pour faire – et peut-être, en faisant, pour rendre ces lieux un peu plus visibles, un peu plus poreux.
Ce ne sont pas des aménageurs du territoire. Ce sont des flibustiers attentifs. Des équilibristes, qui avancent sur la faille, toujours entre deux mondes, entre précarité et visibilité, entre isolement et mise en réseau. Et parfois, dans cet interstice, quelque chose de rare advient : une rencontre juste, une forme inédite, une œuvre qui naît à la bonne distance.
Poush, dans ce contexte, n’est ni un manifeste, ni un modèle. C’est un lieu en mouvement, un projet collectif sans mot d’ordre, une sorte de village de béton et de verre où chacun vient avec ses pratiques, ses urgences, ses silences. Ce n’est pas un collectif à proprement parler, c’est une cohabitation choisie. Un voisinage artistique. Certains s’y croisent sans se parler, d’autres s’épaulent, d’autres encore s’y rencontrent pour ne plus se quitter.
C’est tout sauf homogène. Et c’est tant mieux.
Ce qui relie les artistes qui y travaillent, c’est peut-être moins une esthétique commune qu’une volonté partagée d’inscrire leur travail dans le présent – un présent instable, traversé de conflits, d’éco-anxiétés, de replis identitaires mais aussi de nouveaux désirs d’alliance, d’attention, de soin.
Leurs œuvres ne répondent pas à une école, mais elles témoignent toutes d’un même attachement à faire. À faire avec ce qu’on a, avec ce qui nous entoure, avec ce qu’on est. Elles ne cherchent pas à impressionner, elles cherchent à tenir. Et parfois, ça suffit.
Dans les couloirs de Poush, dans ces espaces d’expositions, dans les grandes pièces partagées, dans les étages lumineux ou les recoins moins visibles, les gestes se répètent.
On entend le son sourd d’une performance en préparation, on croise des œuvres inachevées, des mots échangés entre deux portes, des silences habités.
On s’entraide. On doute à voix haute. On expose, aussi.
On invite des commissaires, des critiques, des voisins et des curieux.
C’est une vie d’atelier, mais à grande échelle. Une sorte de territoire artistique en suspension, entre friche et fabrique, entre solitude et effervescence.
Ce dialogue avec les artistes de l’École de Paris proposé par la galerie Hélène Bailly n’est donc pas une mise en parallèle stricte, ni une relecture nostalgique. C’est une manière sensible de faire apparaître des filiations souples, des résonances non préméditées.
Il y a dans cette exposition quelque chose de l’ordre de la conversation discrète. Comme si, à travers les décennies, certains regards, certaines postures, certains silences même, faisaient écho.
Il ne s’agit pas ici d’égaler les anciens. Il s’agit de les regarder dans les yeux, sans fard, et de leur tendre ce que l’on est devenu.
Les artistes de Poush ne cherchent pas à rejoindre une école. Ils ne prétendent à aucune appartenance. Mais ils s’inscrivent, sans doute, dans une certaine continuité : celle des lieux où l’art se fait à plusieurs, dans la poussière des chantiers et le frottement du réel.
Ce sont des artistes du présent, qui œuvrent sans attendre la reconnaissance, mais qui savent l’importance de l’entourage, de la lumière, du territoire.
Aubervilliers, en ce sens, n’est pas un simple décor : c’est un acteur du projet, une ville poreuse et accueillante, pleine de tensions et d’hospitalités, qui participe elle aussi à l’écriture de cette scène collective.
Poush et la multitude de lieux qui foisonnent aux alentours ne sont pas des utopies. Ce sont des lieux réels, avec leurs complexités, leurs contraintes, leurs fragilités.
Mais c’est peut-être ce qui fait notre force : nous ne promettons rien, nous tentons de rendre possible. Nous ne dictons pas, nous accueillons. Et cela suffit parfois à ce que quelque chose se mette en marche.
Une école de Paris contemporaine, donc ?
Ce n’est pas à nous de le dire. Mais peut-être à ceux qui, en entrant dans cette exposition, percevront ce que cela peut vouloir dire, aujourd’hui, de créer ensemble dans ce grand Paris, depuis ses marges – et malgré tout.