Sylvie Buisson: Experte de l’oeuvre de Léonard Tsuguharu Foujita

  • Sylvie Buisson est experte de l’œuvre de Léonard Tsuguharu Foujita, présidente de l’Union Française des Experts en objets d’art, et...

    Sylvie Buisson

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    Sylvie Buisson est experte de l’œuvre de Léonard Tsuguharu Foujita, présidente de l’Union Française des Experts en objets d’art, et l’une des références mondiales de l’École de Paris.

     

    Après des études d’histoire de l’art et une thèse consacrée au théâtre traditionnel japonais, elle découvre l’œuvre de Léonard Foujita, dont elle publie le premier volume du catalogue raisonné dès 1987.

     

    Commissaire de plusieurs dizaines d’expositions autour de l’œuvre de Foujita, des artistes du Montparnasse et de l’École de Paris, Sylvie Buisson a été conseillère auprès du Musée de Montmartre (1991–1993), puis conservatrice déléguée au Musée du Montparnasse (2001–2013).

     

    Son expérience, sa passion et son érudition font d’elle une figure incontournable des recherches consacrées à Montparnasse et à l’École de Paris.

     

    À l’occasion de l’exposition Montparnasse & l’École de Paris : Histoires d’ateliers à la galerie HELENE BAILLY, elle signe un texte inédit en hommage à cette génération cosmopolite et visionnaire.

  • Montparnasse & l'Ecole de Paris : Histoires d'Ateliers

    Texte par Sylvie Buisson
    Paris, pépinière d'artistes 
     
    Comme il y eut l’école de Fontainebleau, il y a l'école de Paris. L’une regroupa artistes italiens et français autour de François 1er, l’autre regroupe à Paris, autour de rien, une élite de jeunes artistes internationaux dès le début du 20ème siècle. La première école de Paris à Montmartre d’abord, puis à Montparnasse. La seconde, dans les années cinquante, de Montparnasse à Saint-Germain des Prés. 
     
    Les écoles sont mémorables surtout quand elles n’ont ni maître, ni élève, et sont le seul fruit d’opportunismes spontanées, et raisonnés. Ceux qui allaient former les rangs de ces écoles de Modernités, dite de Paris, se trouvent réunis sous le label d’École de Paris en 1925 par le journaliste et critique d’art André Warnod. Ils aimaient tous en effet passionnément Paris, tout autant que ce dernier, ancien rapin de la Butte qui avait un sens aigu de la plume, de la formule et de l’étiquetage promotionnel !  
     
    Il les connaissait tous pour les avoir dénichés. Il les aimait comme des frères, sans distinction. « On sait la part qui revient dans l’art d’à présent à des Picasso, à des Pascin, à des Foujita, à des Chagall, à des Van Dongen, à des Modigliani, des Galanis, des Marcoussis, des Juan Gris, Kisling, Lipchitz, Zadkine, Sabbagh, etc. », écrivait-il en 1925. Ils avaient eu, pour des raisons diverses, l’irrésistible envie de rejoindre la ville du Louvre et des grands Van Gogh, Lautrec, Monet, Manet, Cassatt, Degas, Rodin, Bonnard, Braque et Picasso, Marie Laurencin ou Tamara de Lempicka… pour ne citer qu’elles, qu’eux. 
     
    Ce qu’ils savaient de Paris avant d’y arriver était bien peu en comparaison de ce qu’ils étaient amenés à découvrir sur place. Ils le savaient. Ils s’en doutaient bien. Car Paris autorisait tous les champs du possible, depuis les scandales impressionnistes et du salon des Refusés, toutes sortes de révolutions artistiques. Et si, depuis le temps biblique, on sait que nul n’est prophète en son pays, Paris était devenue la destination idéale, l’endroit salutaire pour s’épanouir, et éviter de prêcher dans le désert. « Nul n'est prophète, non seulement chez lui, mais en son pays, avait repris bien plus tard Montaigne. Voilà ce que nous apprend l'histoire. [...] Dans mon pays de Gascogne, on trouve amusant que je sois imprimé ; plus on est loin de chez moi quand on me découvre, plus ma réputation est grande », rappelait-il philosophiquement, analysant aussi son propre phénomène. 
     
    Faire un long voyage 
     
    Risquer de se déraciner comme le firent Chagall de Vitebsk à La Ruche, Modigliani de Livourne à Montmartre, Foujita de Tokyo à Montparnasse, Brancusi à pied de Roumanie jusqu’aux cités Falguière et Ronsin, Soutine de son shtetl jusqu’aux Beaux-Arts de Paris relève du défi. Oser le grand saut vital qui les menait à Montmartre, et à Montparnasse, était un risque. À la lecture des biographies de l’École de Paris, on mesure à quel point fut dure leur bataille. Leurs vies ont été pour beaucoup hachées par les guerres, la faim, la maladie, la pauvreté et les tourments de toutes sortes Mais beaucoup arrivèrent à la catharsis espérée. À la fusion des racines et de ce que le terrain parisien leur apporta en plus. À la découverte de leur propre Art comme solution, comme méthode thérapeutique visant à obtenir plus ou moins consciemment la résolution de leur situation de crise émotionnelle. Merci Paris ! 
     
    Sauf exceptions, ce fut avec peu de moyens qu’ils se contentèrent de fonds de cours pour ateliers, connurent le froid, la faim et l’éloignement. Mais que de fabuleuses histoires, de rencontres décisives, connurent-ils entre Vaugirard et Bullier. Apollinaire, Picasso et le Douanier Rousseau avaient donné le signal du départ de Montmartre pour Montparnasse quand la butte rénovée était devenue trop cher. Les irréductibles Utrillo, Max Jacob, Juan Gris et Marcoussis prirent le parti de les rejoindre occasionnellement par le métropolitain Nord-Sud. Modigliani, champion des sans-domicile fixe, multipliait les allers et retours, bien que son adresse officielle fut place Émile-Goudeau. 
     
    À Montparnasse, l’on pouvait considérer que les bistrots enfumés du carrefour Vavin étaient des ateliers de réflexions communes. Les artistes de l’École de Paris y refaisaient le monde devant un café-crème, autour de tables bien arrosées et de zincs surchargés. Ils parlaient la même langue bien que venus de Russie, Pologne, Lituanie, Ukraine, Géorgie, Roumanie, Allemagne, Japon et Scandinavie ; ils se sentaient parisiens. Les plus démunis, survivants des pogroms, se guérissaient, un crayon en poche. La plupart de tous avaient étudié les beaux-arts dans leur pays, mais jugé le voyage en France bien supérieur. Paris en particulier, dont la réputation était immense. L’étude au Louvre était jugée incontournable. Selon les fortunes, ils étaient seuls dans un atelier, chez un autre ou dans une cité d’artistes. Paris leur offrait une chance, il fallait faire vite.  
     
    L’esprit Boucher des cités d’artistes. 
     
    La question des ateliers était cruciale. Les riches étaient au centre de Montparnasse, les autres plus loin, dans des cités où la marginalité et la pauvreté étaient la norme. Les cités en plus d’être un refuge, étaient des lieux de contemplations, de dialogues et de fêtes, des foyers d’innovation où, même si l’on y vivait d’expédients, d’amours précaires et d’eau fraiche, la liberté était totale et l’Art au centre des préoccupations. En plus de la Ruche, il y avait, voisine, l’impasse Ronsin imaginée comme La Ruche par un fouriériste, visionnaire et généreux, le sculpteur académique Boucher. On passait d’une cité à l’autre. Quand on pense que les plus grands souffrants, Soutine et Modigliani, au plus sombre de leurs crises, peignirent des dizaines de chef d’œuvres dans ces conditions, c’est bien le signe que la cité était porteuse. Zadkine sculpta à La Ruche le bois et la pierre monumentale, des chefs d’œuvres, la faim au ventre. Léger y peint le manifeste du Tubisme. Les sculpteurs, logés au rez-de-jardin, reléguaient les peintres dans des étages sans aucun confort. Brancusi avait entreposé ses pierres, on le voyait enseigner la sculpture à Modigliani, avant de regagner l’Impasse Ronsin. Pour ne pas payer de loyer comme beaucoup d’autres, Modigliani oscillait entre La Ruche, Le Bateau Lavoir et la Cité Falguière. « Seule l’atmosphère de Paris m’inspire. Je suis malheureux à Paris, mais je ne puis vraiment pas travailler ailleurs. » Il vécut un dilemme. Mais la rue le réconciliait avec le monde ; ses modèles étaient des passants de génie. Il suffit de feuilleter les dessins qui nous sont parvenus « C’est l’être humain qui m’intéresse. Son visage est la création suprême de la nature. Je m’en sers inlassablement ». Paris regorgeait en effet de beaux visages, et de regards intéressants. Toute l’élite mondiale de la poésie, de la peinture, de la sculpture et de la littérature passait par Montparnasse. Malade, mourant, il ne quitta plus Paris. « C’était uniquement un artiste et un poète. Il ne pensait qu’à l’art, écrivit ensuite son ami Max Jacob tandis qu’llya Ehrenbourg, l’autre poète, témoignait sur le sort de leur ami italien : « Je l’ai vu calme, […] avec des yeux doux et caressants ; je l’ai vu également furieux, les joues et le menton couverts d’un poil noir. Ce Modigliani poussait des cris perçants d’oiseau qui, peut-être, ressemblaient à ceux d’un albatros. Modigliani aimait le poème de Baudelaire sur l’albatros dont s’amusent les marins – le voyageur ailé est pitoyable à terre… ». Paris le perdit en janvier 1920, tristement usé, ignorant que son exposition londonienne avait marché et que le succès pointait. Guillaume Apollinaire l’avait précédé dans la mort en 1918 ; la grippe espagnole avait eu raison du poète. Le quartier orphelin ne s’en remit jamais vraiment. Autre locataire de La Ruche, Chagall eut plus de chance. « C'est là [à Paris], entre quatre murs que je me suis lavé les yeux, que je suis devenu un peintre », écrivit Moyshe Segal, Chagall qui y avait débarqué en hiver 1912 à l’âge de 23 ans. « J’occupais un atelier dans la rotonde, là où se retrouvaient les prolétaires, les plus pauvre. Les bâtiments en pierre étaient habités par les plus aisés, et les riches allaient à Montparnasse […] J’étais bien heureux de me trouver au deuxième étage. Ma fenêtre s’ouvrait sur le ciel et c’était poétique ». Il y travailla jusqu’en 1914. L’influence de Picasso et de la sculpture nègre avait fini par révolutionner les cités d’artistes, la ruche notamment. Elles furent le recueil de l’intelligentsia parisienne et étrangère.
     
    La Première Guerre, un défi artistique. 
     
    Les artistes de Paris affrontèrent quatre ans de guerre. Il leur fallu relever un grand défi : survivre sans perdre la foi. Cendrars, Apollinaire, Braque, Cocteau, Léger… allèrent au front ; les étrangers, non mobilisables ou réformés, Soutine, Modigliani et Max Jacob… s’efforcèrent de les aider, et de traverser ensemble, le mieux possible, une période mortifère pour la jeunesse. Mais qui, paradoxalement, se démontrait dynamisante pour l’Art moderne préinstallé dans Paris. Chacun à sa façon voulut sauver la France, redoubla d’efforts, d’imagination et d’avant-gardisme. Les femmes palliaient le manque de main-d’œuvre masculine en usine comme dans les hôpitaux. À Montparnasse, Marie Vassilieff s’illustra en transformant un coin de son atelier en cantine pour sauver ses amis de la famine. Ils se retrouvèrent là avec leurs proches, des poètes et des politiques, nuit et jour à partager leur temps, des repas et des projets qui sauveraient la France, leur terre d’accueil menacée. Une créativité interculturelle extraordinaire naquit en marge d’une situation géopolitique déplorable. Les artistes générèrent des exploits artistiques, devenus iconiques depuis. Parmi eux, l’inauguration en juillet 1916 d’une exposition, le Salon d’Antin, chez le couturier Jacques Doucet aidé d’André Salmon. Tout Montparnasse s’y était retrouvé exposé autour de l’œuvre-phare de Picasso, Les Demoiselles d'Avignon. Une merveille. L’année suivante, en mai 1917, alors que la guerre s’éternisait, la création du ballet jugé le plus incroyable, « Parade », galvanisa le théâtre du Châtelet. Dansé par la troupe des Ballets russes, son directeur, Diaghilev avait su y marier le génie de Jean Cocteau et celui de Pablo Picasso, pour un livret, des décors et des costumes fabuleusement cubisant. Dans le désir de sauver son leadership, la communauté des artistes de Paris, les artistes qui y travaillaient relevèrent à la force de leurs poignets un défi majeur entre 1914 et 1918 dont l’Histoire de l’Art s’enorgueillit. 
     
    La part des allochtones [du grec ἄλλος χθών « d’un autre pays »]. 
     
    La paix revenue, Paris le leur rendit bien. Paris qui devint pour eux, et les amateurs d’art, l’une des villes les plus attractives de la planète. « À Montparnasse avant-guerre, La Rotonde était plutôt slave, Le Dôme allemand et américain, Le Petit Napolitain italien, Le Styx scandinave mais après 1914 tout le monde se mélangea. Ce fut un aspect très nouveau de la bohème artistique », précisa André Warnod. Du carrefour Vavin à Vaugirard, l’innovation internationale artistique fut partout. Il n’y eut pas de rue non dédiée aux artistes et leurs admirateurs. Brasserie d’artistes, académie de peinture, galeries et revues d’art se succédaient. 
     
    Les peintres, sculpteurs et sculptrices, photographes, poètes, danseurs et danseuses, architectes, décorateurs et décoratrices, couturières et couturiers, étaient encensés comme des icônes de mode, des modèles d’un genre nouveau qui attirait les foules, car c’était en public qu’ils continuaient ensemble à refaire le monde. À Montparnasse, les femmes se coupant les cheveux affichaient ainsi leurs envies d’émancipation et d’engagement aux côtés des hommes. La peinture et la photographie, l’américain Man Ray en tête, immortalisa ce phénomène, leurs nuques et leurs maquillages appuyés. Elles libérèrent aussi leur taille, autrefois emprisonnée, pour des robes sacs et des chaussures qui leur permirent le tennis et la plage. Toutes dévorèrent La Garçonne, roman culte qui couta sa Légion d’honneur à l’auteur mais fit la joie de Van Dongen, illustrateur de la réédition et grand admirateur de la transformation féminine moderne. Les hommes aimaient partager le devant de la scène des Années Folles avec des femmes entreprenantes, et notamment artistiquement engagées, même si beaucoup noyaient encore leurs blessures de guerre dans les plaisirs, le jazz, l’alcool et une création éperdue.  
    « Vous, tous les jeunes qui ont servis pendant la guerre… Vous êtes une génération perdue », s’exclama un jour Gertrude Stein, la papesse américaine des arts et des lettres devant le jeune Ernest Hemingway, revenu blessé d’Italie, pour la visiter. Le terme était resté : La génération perdue. Les Américains étaient en effet arrivés en masse à Paris après la guerre. Soldats en cure, écrivains, écrivaines, et correspondants à l’étranger, ils grossirent aussi les rangs des artistes de l’École de Paris et du Surréalisme autour de Man Ray. On admettra, contredisant Gertrud Stein, qu’ils se sont bien « retrouvés », à Paris pendant les Années Folles. L’originalité et l’impertinence des Français, l’audace, la diversité, en un mot la liberté de Paris, leur plaisaient. Le taux du dollar, bien supérieur à celui du franc, leur permettait de s’offrir Paris à bon marché et d’investir dans l’art, ils contribuèrent largement à consacrer le mythe parisien des Années Folles. Si Hemingway titra l’ouvrage qu’il consacra à cette époque de l’entre-deux guerre, Paris est une fête, n’était pas un hasard.  Ils se retrouvaient tous notamment au bar américain de La Coupole, au Rosebud, au Harrys bar et au Bœuf sur le toit. En tête : MacAlmon, Faulkner, Fitzgerald, Dos Passos, Miller et la troublante Anaïs Ninn dont les frasques, les coups d’éclats et les caprices mémorables fascinaient Paris. À cette époque, les œuvres de l’École de Paris couvraient les murs des cafés et se vendaient le long des boulevards Raspail et Montparnasse. Beaucoup partirent pour New York, Philadelphie, ou San Francisco. L’art prenait l’air, faisait l’air du temps et la fortune des artistes qui, d’une originalité sans pareil, se retrouvaient hors de leurs ateliers, jour et nuit, accompagnés de leurs modèles, à La Rotonde, au Dôme, au Select, à La Coupole, au bal nègre, à Bobino, au Versailles, chez Baty, au bal Bullier, au Caméléon, au Jockey, à La Cigogne et au College Inn pour leur plaisir et celui d’une bourgeoisie encanaillée qui les retrouvait immortalisés dans la presse populaire. Kiki, Lucie, Claudia, Jacqueline, Youki, et bien d’autres garçonnes, et modèles de Montparnasse, faisaient la joie des bals et des vernissages lorsque leurs corps dénudés s’affichaient au grand jour aussi, aux salons des Indépendants, des Tuileries et d’Automne. Les riches collectionneurs partageaient leur compagnie et la même passion de la vie et de la fête. Un certain Dr Barnes, américain, avait permis à Chaim Soutine de sortir de sa misère et de rouler avec chauffeur. Il ne fut pas le seul à rouler en décapotable, Derain, Picabia et Foujita les premiers, mais son cas avait été si spectaculaire qu’il s’en étonna lui-même jusqu’à la fin de sa vie. Pour ceux qui l’avait connu à la Ruche, ce miracle confirmait la règle. La victoire de l’Art sur la mort, de l’Art sur la vie ordinaire, de la période bénite de l’École de Paris, la première, celle de Montparnasse qui connut trente glorieuses années d’expansion multiforme. 
     
    La crise économique mondiale, débutée en octobre 1929 à New York, battit pour commencer le rappel des Américains en leur pays, avant de ruiner l’année suivante le reste du monde, notamment l’Europe. Montparnasse regretta les étrangers qui durent rentrer chez eux, d’autant plus que ce quartier s’était américanisé et transformé en leur étroite compagnie pour le meilleur. Beaucoup demeurèrent qui ensemencèrent leur terrain de jeu pour les générations futures. Une Seconde Guerre mondiale vit s’achever la première École de Paris, et la naissance, avec l’abstraction notamment, d’une seconde vague qui ne cesse de baigner les bords de la Seine.